Variations – Galerie Lefeuvre & Roze
Qui aurait douté que nous parlions le même langage ? En cette pâle après-midi de janvier, un froid tenace s’agrippe aux toits de Montpellier que l’on devine par une lucarne de l’atelier. Franck Noto et moi discutons autour d’un café, tandis que me reviennent en mémoire des réflexions entamées il y a quelques années avec JonOne. J’ai parfois l’impression que les mots de l’un complètent à distance les mots de l’autre, ce qui ravive ma hantise de ne jamais parvenir à réconcilier les deux mondes. En 2015, en invitant l’artiste américain à créer une installation sous les voûtes néo-gothiques du Carré Sainte-Anne, je ne m’attendais ni au succès populaire de l’exposition – record d’entrées du lieu – ni à la violence de certaines critiques, parfois rageuses, souvent irrationnelles. Leur sémantique différait des canons qui s’appliquent généralement à toute proposition esthétique pour dévier sur des jugements moraux parfaitement étrangers à notre démarche. Quelque chose sonnait faux. Il y a bien sûr ce terme de « street art » qui n’est pas le bon, qui fait appel à un imaginaire voyou et vagabond, et d’ailleurs à une réalité qui n’est pas, ou plus, celle de l’artiste. JonOne m’expliquait avoir fréquenté l’école de la rue, comme d’autres ont fait l’école des Beaux-Arts. Franck Noto abonde : « On n’a pas fait le cursus école des Beaux-Arts, on est entré par la fenêtre. En peignant sur des toiles et en exposant dans des galeries, je suis passé de délinquant à artiste dans les yeux des gens, alors que je fais à peu près la même chose ». A mon tour, je lui parle de ma préférence pour le terme « artiste urbain » et de mon souhait d’organiser une exposition qui s’appellerait Urbain et Orbi. Il s’agirait de croiser les univers et de souligner les passerelles évidentes qui existent entre la rue et l’institution au sens large, celle qui fait autorité.
Pourquoi ai-je l’impression de rêver en écrivant cela ? Il existe à l’évidence une frontière symbolique que le monde de l’art contemporain établi refuse d’assouplir, comme si une incursion même fugitive devait souiller sa pureté. Alors que la modernité s’est emparée à son avantage, avec jubilation, de tout ce qui semblait relever de l’acte de création gratuit et hors-normes, depuis l’art naïf jusqu’aux dessins des aliénés, notre contemporanéité se confine dans une méfiance irréductible envers les artistes issus de la rue. J’y vois un mépris de classe avançant masqué. Dans l’impossibilité d’exprimer les raisons véritables de l’aversion (« nous ne sommes pas du même monde »), les détracteurs de l’art urbain prennent des chemins obliques et lui appliquent un déterminisme qu’ils n’ont de cesse de dénoncer par ailleurs. « Par définition, le street art doit rester dans la rue ». « Les street artistes ne s’inscrivent pas dans l’histoire de l’art ». « Quand ils vont en galerie, ils valident la vulgarité du système marchand ». Autrement dit, le fait d’avoir commencé en peignant des murs, et donc de ne pas avoir intériorisé les codes de l’art contemporain, condamne l’artiste à ne pas évoluer ou changer. L’invocation de Marcel Duchamp, de la société du spectacle de Debord, des écrits de Deleuze ou Derrida, rendrait-elle leur démarche plus fréquentable ?
C’est ainsi qu’un musée qui présenterait des artistes urbains, même de manière ponctuelle, deviendrait de facto « un musée du graffiti ». Cela ne signifie d’ailleurs aucunement que les artistes urbains sont absents de la place publique, ou marginalisés. Sans doute n’a-t-on jamais autant parlé d’eux, sans doute n’ont-ils jamais été plus reconnus et recherchés, sans doute n’ont-ils jamais été aussi populaires. Ils avancent seulement sur un chemin parallèle, si lointain qu’il empêche le critique de les fréquenter et donc de défendre une hiérarchisation des œuvres, comme pour tout champ artistique, sur des critères objectifs et apaisés. En l’absence de références établies, le pire y côtoie le meilleur, nourrissant ainsi la défiance des esthètes en un cercle infernal. Voyez comme le piège se referme à l’instant sur ce texte : me voilà encore à parler en généralités de l’art urbain alors que seule m’intéresse la singularité d’un artiste.
A Montpellier, et dans le monde de l’art, on connait tous Franck Noto sous le pseudonyme de Zest. Pourquoi s’en est-il séparé il y a deux ans ? C’était une survivance, un peu folklorique, de l’époque graffiti, quand il ne peignait qu’à l’extérieur et flirtait avec la ligne rouge. Il y a une forme d’honnêteté, de common decency, à renoncer au masque rebelle d’un pseudo qui ne correspond plus à la réalité d’une pratique. Franck Noto est né en 1980. Ses parents étaient peintres du dimanche, comme il l’avoue sans mépris, ce qui témoigne d’une appétence artistique du cercle familial. On serait surpris du nombre d’artistes importants dont les parents avaient ce défaut magnifique, synonyme d’émerveillement enfantin devant la simple capacité de figurer le réel. Adolescent, Franck Noto réalise ses premières fresques à la bombe et au rouleau acrylique sur les murs du stade voisin. Contrairement à ce que l’intuition nous suggère, il ne souhaitait nullement défier l’autorité, seulement faire de la peinture dans un cadre adéquat. « Je peignais tout seul dans ce stade, sans déranger personne. Mon outil – c’était la bombe – me donnait envie d’inventer ». Intégrer le monde du graffiti à 14 ans, c’est aussi bâtir les fondements de sa vie sur les notions d’aventure et d’errance. S’il ne confesse aucune nostalgie pour les premiers pas du jeune Zest, Franck Noto évoque les voyages nombreux en quête de spots, la création de son collectif TDM avec des amis qui travaillaient sur les chantiers, les débuts d’internet qui permettaient les rencontres et la naissance de la communauté du graffiti. Il s’interrompt et esquisse une comparaison : « Quand tu es dans l’atelier, tu mets l’essentiel dans une œuvre, tu peux la détruire et la recommencer, plutôt que de remplir des murs. Avec un mur, tu dois combler des endroits, tout n’est pas pensé ». A trop l’écouter, je n’ai pas le réflexe de répondre. C’est aussi la contrainte qui oblige à inventer des solutions dans l’urgence, à tordre sa routine d’exécution et donc à créer parfois les meilleures œuvres, celles qui vous échappent. Sur mon téléphone les messages s’accumulent, signe qu’il faut partir. J’aurais aimé rester plus longtemps et partager une bière en causant peinture comme deux grognards. C’est bizarre que l’on ne se rencontre qu’aujourd’hui. Je mets le portable en mode avion.
« Ce que j’ai aimé dans ce mouvement, c’était l’énergie ». Franck Noto a tellement raison sur ce point. Il y a eu, bien sûr, des dérives mercantiles et des propositions hasardeuses qui méconnaissaient l’héritage. Dommage, par exemple, que les artistes urbains et leurs défenseurs n’aient pas davantage insisté sur la dette formelle qu’il eût fallu assumer envers l’abstraction d’après-guerre, Ladislas Kijno, Jean Miotte, et tant d’autres. Mais on oublie toujours de parler de cette énergie émancipatrice et brute qui n’appartient qu’à la rue. La révolte des pays et des artistes en guerre passe davantage par le mur que par le musée. Que reste-t-il de subversif quand le travail se fait désormais en atelier, sur des toiles destinées aux cimaises blanches d’une galerie parisienne ? « La rapidité du geste, répond Franck Noto. Par un geste, on capte l’énergie d’une personne. Le geste, c’est une personnalité ». Affaire de goût et de référents, je songe aux derniers tableaux de Hans Hartung. « Le lin est comme un mur que le trait vient révéler ». Le monde du graffiti appartient aux fantômes. Des œuvres magistrales sont recouvertes par d’autres, recouvertes à leur tour. La succession des couches de couleurs contient une histoire souterraine qui se nourrit des souvenirs et des récits. Cette idée finalement romantique – je n’ose citer Chateaubriand dans les ruines de Rome – poursuit Franck Noto dans son obsession pour les jeux de matière. Une toile est réussie lorsqu’elle semble cacher l’essentiel sous sa surface, un passé invisible, une généalogie occulte, une obscure archéologie. Il y a près d’une décennie, du côté de Manille, j’ai eu peu ou prou la même discussion avec le grand Manuel Ocampo. L’air est froid et le ciel sans étoiles tandis que je traverse à pied la ville nouvelle pour rentrer à mon bureau. Au moins ai-je rencontré un homme avec qui je partage le même langage.
Numa Hambursin
Photos Galerie Lefeuvre & Roze